Transformation numérique de la Justice : où en sommes nous ?

Vous pouvez télécharger notre réponse au questionnaire en cliquant ici.

En 2018, la « transformation numérique » a été annoncée bruyamment. Deux ans plus tard, on sent que le projet a pris du plomb dans l’aile.

En terme de coût, 500 millions étaient annoncés pour 2019-2022. Mais il est difficile de connaître le coût des différents logiciels, notamment Cassiopée et Portalis dont le montant dans les projets de loi de finance fait le yoyo d’année en année…

Dans les DIT (direction informatique et télécommunication), 25% des effectifs sont des prestataires. Une hotline nationale en partie externalisée a même été créée. Nous n’avons aucun corps d’informaticien ou de SIC (système des informations et télécommunications) alors qu’avec l’informatisation et le développement de logiciels, les besoins sont importants tant en matière d’entretien qu’en création de logiciels métiers. Actuellement, faute d’existence d’un corps de B technique en administration centrale, nombre d’agents des DIT se voient cantonnés dans le corps des SA, ce qui ne leur permet pas de faire valoir leur technicité.

Aussi, nous revendiquons la professionnalisation des CLI, la création d’un corps de technicien des SIC (système des informations et télécommunication) comme au ministère de l’intérieur. Les recrutements dans le corps interministériel des ingénieurs des SIC (corps de catégorie A recrutés à bac +5 et créé en 2015) doit continuer. L’externalisation et la centralisation dans les DIT doit cesser.

Réponse au questionnaire de Mme Laetitia Avia, rapporteure de la Justice et de l’accès au droit – audition du 7 octobre 2020 – Transformation numérique de la justice.

 

1) Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de la justice pendant la période du confinement ? Quels sont les enseignements qui peuvent être tirés de cette période ?

Le confinement aura eu pour avantage d’obliger le ministère à augmenter le nombre de connexions VPN possibles : désormais 30 000 contre 2 500 auparavant.

Quant aux 3 000 ordinateurs portables distribués, il n’y a pas eu de véritable politique nationale sur la question, les juridictions faisant des distributions parfois en débit de tout bon sens.

La justice civile a fait les frais de la période : très peu de greffiers sont équipés d’ordinateurs portables. Dans certains ressorts, les agents du service des tutelles majeurs et des placés en ont. Mais de toute façon, les applicatifs civils (WINCITGI, WINCICA, WINCICPH, AJWIN et tous les XTI) ne sont pas consultables à distance « pour des raisons de sécurité » (sauf IPWEB) alors que les applicatifs pénaux (Cassiopée, APPI, Minos), qui sont des weblogiciels, le sont tout comme les logiciels RH. Mais au pénal, certains logiciels ne sont pas compatibles entre eux : Minos sur un poste, Cassiopée sur un autre, très pratique après le transfert du tribunal de police en 2017…

2) Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de la justice après la période du confinement ? La situation s’est-elle normalisée ?

Le RPVA n’a pas été déployé dans les ex-TI, entravant la « communication électronique » avec les avocats. On l’a notamment vu lors de la reprise d’activité après le 11 mai où il a fallu chercher manuellement les adresses mails des avocats pour les aviser manuellement des nouvelles dates d’audience…

Pour les services fonctionnant avec le RPVA, le stock des dossiers est tel que le retard dans leur traitement s’est aggravé. Aujourd’hui, les collègues n’ont toujours pas pu traiter l’ensemble des dossiers qui devaient l’être pendant la période de confinement. Donc non, la situation ne s’est pas normalisée.

3) Que pensez-vous du référentiel d’aide à la reprise d’activité mis au point par l’inspection générale de la Justice ?

Les juridictions ont redémarré leur activité sans… D’ailleurs on attend toujours le référentiel sur la fusion LPJ… .Les fonctionnaires TI/TGI ne sont toujours pas réunis sur une même base (dans PILOT, ODIN….) ne permettant pas d’ouvrir des droits facilement, obligation de faire un ticket quand on veut ouvrir des droits d’un ex. TI vers le TGI et inversement.

 

4) Le niveau d’équipement informatique des juridictions est-il suffisant ?

Non, très clairement. L’ex ministre de la Justice Nicole BELLOUBET avait elle même déclarée que notre « dette informatique » était très importante.

Au niveau du personnel, des postes « supports » sont souvent créés aux dépens des postes « métiers » (ex. « redéploiement » de 253 postes en 2018). Dans les SAR ont été créés des postes d’ambassadeurs de la transformation du numérique (ATN) dont la DSJ ne sait pas encore vraiment ce qu’elle va faire… Il nous a été annoncé que l’ATN était dédié au projet PPN, mais aucune fiche de poste pour le moment..

Autour de 2015, ont été données à certains agents des « cartes agent » dont la vocation est de pouvoir se connecter à certains logiciels et d’aller à terme vers la signature électronique. Cinq ans plus tard, chaque logiciel a toujours son propre code d’accès et la signature électronique n’est qu’une lointaine promesse. Un accès simultanée via la carte est possible sur une partie des logiciels (via le portail SSO Nantes) mais par pour tous. Pour les autres logiciels, il faut parfois avoir jusqu’à 10 mots de passe différents… La carte agent nouvelle ne dispose pas des certificats de sécurité permettant de signer électroniquement sur SIGNA, le SG est sur le coup mais nous ne sommes pas sûrs qu’au 31 janvier 2021 les certificats passent sur les cartes agents déployés.

5) Quelle appréciation portez-vous sur la transformation numérique de la justice en matière pénale ? Quelles pistes privilégier pour l’améliorer ?

Cassiopée connaît de nombreux ralentissements voire des plantages qui causent évidemment des lenteurs dans l’édition des documents. La volonté de dématérialisation en matière pénale est réelle avec la généralisation de PPN. Les applicatifs sont souvent ralentis et réfléchis de manière technique mais pas procéduralement. Le bloc peines n’est toujours pas intégré dans Cassiopée obligeant les greffiers à faire des fusions à côté du logiciel. La numérisation ne s’est pas accompagnée en amont d’une réflexion sur les minutes numériques et l’archivage électronique. Les outils NPP, NOE, etc… ont quand même bien évolué.

6) Quelle appréciation portez-vous sur la transformation numérique de la justice en matière civile ? Quelles pistes privilégier pour l’améliorer ?

Le projet Portalis, qui doit à terme servir d’applicatif pour le civil, semble avoir du plomb dans l’aile car pendant un an il n’y a eu plus aucune communication.

De plus, le développement du projet a déjà eu des impacts négatifs sur les logiciels actuels du fait du système de remontées mis en place début 2018 : impossibilités d’imprimer en recto/verso, éditions par lot devenus impossibles, lenteur dans les éditions des documents, plantage réguliers dans les éditions des documents… ralentissant d’autant le travail du greffe notamment dans les ex-TI et CPH !

On attend toujours de savoir quand Portalis « logiciel civil » sera déployé. Les CPH devaient être concernés pour fin 2020 mais nous n’avons plus aucune nouvelle…

Il faut accélérer le déploiement Portalis ou permettre l’accès à distance aux logiciels métiers. La différence de traitement entre le civil et le pénal dans les accès à distance des outils n’est pas normale.

7) Quelle appréciation portez-vous sur la transformation numérique de la justice en matière d’aide juridictionnelle ? Quelles pistes privilégier pour l’améliorer ?

Le projet de loi de finances 2018 annonçait pour 2019 une nouvelle application pour gérer l’AJ. Elle n’a pas encore vu le jour… Cependant, des réunions sont programmées en novembre sur le sujet. Certains tribunaux ont dématérialisé les dossiers d’AJ permettant de réduire nettement les délais de traitement. Des sites pilotes avaient été désignés, mais il semble que le projet ait été arrêté. Il semblerait que le SIAJ (système d’informatisation de l’AJ) devrait faire l’objet d’expérimentations à partir du mois de mars 2021.

8) Comment s’effectue l’accompagnement des justiciables qui n’ont pas accès au numérique ? Quelles sont les pistes d’amélioration ?

Il n’y a aucun accompagnement prévu. On nous parle de développer les maisons France Service, mais sans plus d’informatisation.

Le portail applicatif du justiciable a été ouvert le 31 mai 2019 mais sans annonce…

Pour nous, la dématérialisation ne doit pas avoir pour effet d’éloigner les usagers de la justice et de réduire le service publique de la justice.

Pour rappel :

* 500 000 personnes ne peuvent avoir accès à internet depuis leur domicile ;

* la France est 24ème sur 28 au sein de l’UE s’agissant de la couverture 4G ;

* « Dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d’un tiers des habitants n’ont pas accès à un Internet de qualité, ce qui représente près de 75 % des communes de France et 15 % de la population », relève ainsi le Défenseur des droits, dans un rapport publié le 16 janvier 2019. « Les lycéens allaient au McDo de Castelnaudary [à 20 km] pour se connecter sur Parcoursup », racontait Catherine Puig, maire des Cassés (Aude), dans Le Monde du 15 février 2020.

Actuellement la saisine en ligne de la Justice par les usagers est possible pour les demandes de casier ou les recours en grâce…

A tout récemment été lancée (note DSJ du 2 octobre 2020) une expérimentation du portail de requête numérique (PRN) avec un déploiement prévu pour « fin décembre 2020 ». « Seront concernées dans un premier temps les requêtes en cours de mesure de protection des majeurs et de constitution de partie civile. Le périmètre sera ensuite élargi aux requêtes auprès du juge aux affaires familiales (hors divorce) puis à l’ensemble des requêtes sans représentation obligatoire par avocat. »

Les agents concernés seront formés en ligne et devront ressaisir informatique les requêtes reçues par le PRN…

9) Les outils numériques à votre disposition sont-ils satisfaisants pour communiquer avec les avocats et avec les huissiers de justice ? Quelles pourraient être les pistes d’amélioration ?

Les avocats se plaignent assez souvent du RPVA. Chaque juridiction travaille sur des protocoles distincts. Il conviendrait de recenser les bonnes pratiques pour les diffuser à tous.

10) Faut-il développer le télétravail ? Si oui, selon quelles modalités ?

Le télétravail doit être encadré, contrairement au télétravail « sauvage » qui s’est développé pendant le confinement. Mais là notre ministère est à la masse. Un projet présenté au CTM du 1er octobre a été rejeté par l’ensemble des organisations syndicales. Le texte ne disait rien du droit à la déconnexion, rien de la prise en charge des frais afférents à cette modalité de travail…

11)  Faut-il favoriser le développement de la visio-conférence ?

La visio-conférence est actuellement utile notamment en interne, mais nous sommes très vigilants quant à son utilisation avec les usagers. La déshumanisation de la visio-conférence a été dénoncée à de nombreuses reprises. Le Conseil constitutionnel (n° 2020-836 QPC du 30 avril 2020) a encore dû récemment faire un rappel notamment pour certaines audiences pénales.

12)  Faut-il favoriser le développement de la médiation numérique ?

La médiation numérique vise à opérer de la médiation par le biais de plateformes numériques privées. Bien évidemment, pour nous il est hors de question de privatiser une compétence qui est celle de magistrats.

13)  Quel regard portez-vous sur les conditions de mise en œuvre de l’open data des décisions de justice ?

L’open data a été mis en œuvre sans véritable discussion et des collègues se retrouvent avec leur nom apparaissant dans des décisions de justice mises en ligne…

Le décret prévoit des mesures d’occultation des éléments d’identification des personnes physiques (parties, tiers, magistrats ou membres de greffe), en cas d’atteinte à leur vie privée ou leur sécurité, à la discrétion du juge ou du chef de juridiction. Cela devrait être automatique pour les membres du greffe, car souvent nous habitons proche du tribunal, avec un risque via internet, que l’on trouve facilement notre domiciliation. Nous n’avons jamais autorisé que notre nom puisse être mis sur internet, ce qui peut être sensible et risqué, alors que nous ne sommes pas parties au procès et que nous n’avons pas notre mot à dire sur la décision qui est prise.

14)  Comment appréciez-vous le développement des legal tech ? Faut-il faire évoluer leur cadre juridique ?

C’est très loin de nous…

15)  En matière de transformation numérique de la justice, de quels exemples étrangers la France pourrait-elle s’inspirer ?

Sans aller bien loin, il faudrait peut-être regarder ce que fait la justice administrative…

Paris le 7 octobre 2020

Mise en Ligne